La Face cachée de la lune

Extrait

Et naît un roi...

8e Claire I - 4797

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Enfant, viens me rencontrer ! J’ai besoin d’amour.
Bout de moi, quand tu deviendras toi, m’oublieras-tu ?
Enfant, j’ai tant désiré te donner le jour.
Âme, quand tu seras, me pardonneras-tu ?

Claire Montenaibre de Hautugur,
reine de Syrius


Partie 1
La reine et le régent


  « Poussez, poussez, votre gracieuse majesté » me répètent en boucle et en choeur mes sages-femmes. Une évidence pour un accouchement : je dois pousser. Cependant, l’anesthésie fonctionne tellement bien que je ne sais dire si je pousse ou non. Seul l’écran du moniteur au pied de mon lit me permet de savoir si mon corps fait quelque chose ou pas. La visualisation de l’effort de poussée ne sert à rien. Toute cette préparation à la naissance était vraiment un ramassis de fadaises. Les sages-femmes, leurs sourires et leur incessante complainte m’énervent au plus haut point. Elles doivent le sentir, car elles redoublent de sourires, de fausse indulgence. Mon agacement croît en conséquence. C’est trop long ! L’horloge projetée sur le mur d’en face indique déjà 9 h 27. Cette pièce est bien trop grande, froide, blanche, aseptisée. J’aurais probablement dû la faire repeindre ou y accrocher un tableau qui me soit agréable. Les odeurs m’irritent tout autant, mais le cercle noir au sol est une nécessité : le sang animal est rance. Il m’incommode malgré le parfum à la senteur framboise dont ma couche a été aspergée. La musique censée m’apporter la sérénité a cessé dans un accès de colère : la mienne…

  Aussi, seules les voix des sages-femmes se réverbèrent dans la salle. Elles sont quatre à m’assister personnellement. Nyria, dans la couche d’à côté, semble mieux y parvenir que moi. Étrangement, elle pousse avec aisance. Son moniteur affiche une parfaite régularité dans l’effort. Mon regard ne peut se détacher de sa courbe qui monte en pic. Elle semble se gausser de mon incapacité. Elle, j’évite de la fixer. Elle me perturbe. Je me suis tellement attachée à la créature que j’ai façonnée que je l’avais oubliée : elle. Ainsi, elle me rappelle mon père et son regard sévère. Elle, elle lui ressemble bien plus que moi : son visage, sa petite corpulence et ses maudits yeux. La génétique est parfois étrange, je suis la copie de ma mère. Ma peau est certes mate, mais beaucoup plus lumineuse. Je suis plus grande d’une bonne tête. Mes cheveux sont châtain clair et ondulés. Les siens pourraient presque être qualifiés de crépus. Mon visage est moins arrondi, mes yeux aussi se démarquent des attributs de notre lignée. Nyria, elle, est la quintessence des Montenaibre.

  Pourtant, c’est moi qui règne… en quelque sorte. Elle est calme et s’avère capable d’occulter le chaos nous entourant, de faire fi de sa vulnérabilité. Comment ? Est-ce dû à l’absence d’antidouleur ? À son entraînement de béni ? Ou alors, est-ce la présence de son époux ? Leur relation m’a paru s’être améliorée dernièrement. C’est bien étrange étant donné les circonstances de leur mariage. Je ne saurais dire comment cela a pu se produire… la création de leur lien tandis que le mien est hanté de doutes. Mon propre époux, quant à lui, attend à l’extérieur de la salle malgré son insistance pour se tenir à mes côtés. Il voulait participer à la cérémonie, mais les doyens ont argumenté pour qu’il en soit exclu. Après tout, il est un étranger par sa naissance. Après réflexion, j’ai décidé qu’une salle d’accouchement n’était pas la place d’un roi consort. Je ne souhaite pas qu’il possède un tel souvenir de ma personne, de ma fragilité. Ai-je pris la bonne décision ? Pourtant, j’ai accordé la requête de Nyria. La sienne ? Je ne sais plus. Son époux à elle est admis dans cette chambre. Pourquoi ai-je si facilement cédé ?

  « Poussez, poussez, vous y êtes presque votre grandeur ! » me crie encore une sage-femme brune dont je ne me souviens plus le nom : Émilie ? Édith ? Qu’importe ! Elle et les autres se relayent en grimpant sur le lit pour appuyer vigoureusement sur mon ventre. Ce n’est pas douloureux, car je ne sens rien, mais extrêmement désagréable. P ourquoi r ien ne se déroule-t-il comme je l’ai planifié ?Je me souviens de ma mère qui m’a conté lorsque j’étais enfant que ma naissance avait été le plus beau jour de sa vie après son mariage. Je suis née sans aucune difficulté. Elle s’était isolée avec père derrière un paravent en toute intimité. Mon oncle, le magicien de sang, avait contrôlé nos deux naissances afin qu’elles fussent conjointes. Émilie appuie encore violemment sur mon ventre. Elle, je la ferai emprisonner ou condamner à mort, quel que soit son nom. Elle a l’audace de me sermonner un peu plus : « Les enfants doivent naître au même moment pour que la cérémonie ait lieu. » Comme si j’étais stupide et que je n’en avais pas parfaitement conscience. Elle n’a même pas un dixième de mon éducation et elle ose ! Quelle outrecuidance ! Tous mes efforts ces derniers mois n’ont eu que ce seul but : la réussite de la cérémonie du pacte de l’ombre. Je suis juste à terme, trente-sept semaines très exactement. J’aurais pu attendre, seulement les festivités de la semaine suivante approchent. Être enceinte pendant le renouvellement est un risque que je ne souhaite pas prendre. Je ne peux pas non plus faire l’impasse sur la cérémonie étant donné les circonstances. C’est la raison pour laquelle nos accouchements ont été déclenchés vers 6 h ce matin. Contrairement à moi, il reste bien trois semaines avant le terme de Nyria. Le déclenchement présente un risque mineur. Pourtant, son bébé sort, lui ! L’une des sages-femmes de Nyria nous signale qu’elle voit déjà la tête.

  Je hurle alors « retenez-le, retenez-le ! » tout en m’imaginant pousser plus vigoureusement pour expulser mon propre enfant. Je ne sens rien. Le signal sur l’écran reste plat. Il indique que je ne pousse pas. Je m’adresse à la sage-femme en chef, Véra, qui supervise les deux accouchements. Je lui demande si elle ne peut pas m’administrer un quelconque médicament pour accélérer mon accouchement, ou bien retarder celui de Nyria. Elle se retourne et traverse précautionneusement le cercle. Ensuite, elle fouille frénétiquement dans plusieurs tiroirs de la longue commode qui court tout le long du mur nord. Elle finit par en sortir deux flacons. Ces derniers sont injectés à nos perfusions. Quelles incompétentes ! Si, en plus, je dois tout leur dire. Je sais que cela ne nous fera gagner que quelques minutes. Heureusement, les médicaments ne sont pas nocifs. À défaut, mon corps les aurait rejetés. Je ne sais pas s’il n’aurait pas mieux valu que l’anesthésie ne fonctionne pas. En même temps, s’il avait agi à la place sur Nyria, cela aurait été tout aussi problématique. Je redouble d’efforts pour pousser. Véra a cependant le culot d’ajouter : « Nous n’y arriverons pas naturellement, votre majesté. Il est préférable de libérer la princesse Nyria. Nous avons besoin de son aide. Aucune cérémonie ne s’est jamais déroulée ainsi avec le magicien de sang enchaîné. Normalement, notre guilde ne participe jamais aux naissances royales. Vous nous avez dit que si les bébés n’avaient pas leurs premiers souffles ensemble, alors tout serait perdu. C’est en dehors de nos compétences. Je vous en prie, ma bien-aimée reine. »

  Que puis-je faire ? Je suis dans une impasse. Si je ne la libère pas, mon fils n’aura pas de magicien de sang. Si je la libère et qu’elle ne m’obéit pas une fois de plus… Je me tourne vers les doyens de la guilde postés à ma droite. Ils ont tous répondu présents : Myriam Brahim, Igor Cres, Nathaniel Elyor et Pattie Codd. Depuis ce matin, ils patientent debout à l’intérieur du cercle afin d’accomplir le pacte. Quatre autres mages les accompagnent. Ils se tiennent à l’extérieur du cercle et nous entourent. Chacun incante depuis un coin de la chambre. Ils s’assurent ainsi qu’aucun témoin ne peut voir le déroulement de la cérémonie. Le pacte de l’ombre est le secret le mieux gardé de tout Syrius. Me tournant le dos, ils paraissent complètement dévoués à leur effort. Je m’assieds un instant, puis je revérifie que tout est bien en place. Au sol, le cercle de sang est bien fermé. Cinq caisses réfrigérées sont entreposées derrière les doyens au cas où nous en aurions de nouveau besoin et, à côté, des anneaux en fer de remplacement.

  Le doyen Nathaniel tient fermement le grimoire de Tokashi, la page du pacte grande ouverte, prêt à intervenir. Je l’interroge du regard. Il répond à mon interrogation muette : « Votre grandeur, tant qu’elle a ses bracelets en fers, elle ne peut pas exercer sa magie sur vous et vous assister dans votre accouchement. Même avec ses fers, si nous tentons de vous envoyer un sort pour accélérer l’expulsion de votre bébé, elle en sera le réceptacle et son enfant naîtra avant le vôtre. Je sais bien que, selon votre majesté, elle a montré des signes de dissidence dernièrement et qu’elle est puissante, mais… mais nous sommes huit mages, dont quatre doyens. La guilde des mages de Syrius est la plus renommée parmi toutes les guildes de tous les royaumes du continent. Chaque fois que nous l’avons affrontée ensemble lors des joutes de parades, la princesse Nyria ne nous a jamais battus, pas une seule fois. Nous pourrons la maîtriser, je vous l’assure, si d’aventure le besoin s’en faisait sentir. Ayez confiance en votre guilde : permettez qu’elle soit libérée, je vous en prie, sinon votre enfant ne bénéficiera pas d’un puissant lien avec son magicien de sang. » La confiance est un terme un peu surfait, non ? Ils m’ont tous juré allégeance, mais rien ne les contraint vraiment à respecter leur parole.

  Je regarde Nyria, enchaînée, qui pousse de toutes ses forces entre deux sourires. Je suis persuadée qu’ils me sont adressés, qu’ils me défient. Ses yeux… ses maudits yeux des Montenaibre, je les déteste. Une sage-femme a les mains plaquées sur l’enfant. Néanmoins, si elle le maintient trop longtemps, il risque de mourir. Le résultat serait pire encore. Je serais responsable de l’échec de la cérémonie. Mon enfant naîtrait sans protecteur. Elle me rend folle ! Je détourne le regard, me recouche et fixe le ciel à travers le plafond de verre. Il est d’un bleu lumineux, indifférent à mes tourments. La neige a cessé de tomber. Je tente de me convaincre que les mages de la guilde sont extrêmement puissants. Mes craintes sont irraisonnées et infondées, pourtant je n’arrive pas à être sereine. Je suis la seule à connaître la vérité. Ils ne l’ont jamais défiée alors qu’elle était en pleine possession de ses moyens. Ils l’ont confrontée seulement lorsqu’elle était transformée. Or, la métamorphose l’affaiblissait énormément : je le sais, ils ne le savent pas. C’est un de ces sortilèges dont la connaissance est réservée à la lignée royale. Aucun n’a paru s’étonner de lui découvrir cette apparence quand ils lui ont passé les fers. Peut-être n’ont-ils simplement pas osé m’en faire la remarque. Mais moi, je sais. Elle a toujours été diminuée. Je l’ai toujours affaiblie. Et, malgré cela, ma satanée cousine est réputée être l’un des mages les plus doués de notre génération.

  Pourquoi maintenant ? Pourquoi me braver maintenant ? Comment a-t-elle fait pour contourner le pacte et ne plus m’obéir aveuglément ? Est-ce que mes ordres seront suivis à la lettre ? Le seul ordre que j’aurais souhaité lui formuler, je ne le peux pas. Le pacte doit être un consentement ou, à défaut, un nonrefus. La limite est ténue. Dans notre Histoire, quelques ombres n’utilisant pas la magie du chant se sont vu couper la langue pour que le pacte suivant soit réalisé. Nous sommes modernes maintenant, civilisés, mais est-ce une bonne chose ? « Votre majesté, le temps presse ! » interjette encore Véra, la sage-femme en chef. Elle stoppe net le fil de mes pensées. Maudites, soient-elles ! Et maudits soit cet anesthésiste de malheur et son surdosage ! J’ai insisté à cause de la douleur, mais c’est son métier, non ? Je le ferai tuer. De dépit, je donne l’autorisation aux mages d’ôter les anneaux qui maintiennent les poignets de Nyria.

  Myriam traverse le cercle pour récupérer une pince en verre posée près des caisses ainsi qu’un autre lot d’anneaux. Elle contourne mon lit et s’approche du sien, me masquant sa vue un moment. Elle monte sur son lit. Puis, elle y dépose les anneaux de rechange. Je crois l’entendre murmurer quelque chose, mais c’est si rapide que je l’attribue à mon imagination. Elle brise enfin les anneaux qui l’entravent l’un après l’autre dans un petit cliquetis. Une fois le dernier anneau brisé, je sens un changement dans l’air. Je ne suis pas bénie malgré cela : je crois percevoir sa force libérée. Je hurle mon ordre comme si le vociférer pouvait lui donner plus d’emprise et prendre le dessus sur sa volonté. Je hurle ces paroles rituelles qui ont accompagné ma propre naissance et tellement de rois et de reines de Syrius : « Ombre, obéis à ton sang ! Afin que s’accomplisse le pacte de l’ombre, la promesse de Tokashi aux Montenaibre, utilise ta magie pour que nos enfants partagent leur premier souffle ! » Nyria se conforme à mon voeu. Sa magie se déploie. Quelques minutes à peine s’écoulent et nos fils naissent en même temps. Je n’ai rien senti. Le sien entre dans ce monde accueilli par son chant de douleurs et de frustrations. Le mien, mon petit prince, arrive avec grâce. Édith l’accueille dans ses bras. Les cordons sont coupés par magie. Je n’en ai pas donné l’ordre. Je m’inquiète. J’ordonne à la doyenne Myriam : « Vite ! Commencez la cérémonie ! Remettez-lui d’autres anneaux ! » Mon ordre lui parvient trop tard.

  En une fraction de seconde, son enfant quitte les bras de la sage-femme. Il lévite au-dessus du lit de Nyria. Son corps se couvre de sang. Le liquide s’échappe des paumes des mains de l’époux et l’englobe à une vitesse invraisemblable. Il en a de la tête aux pieds, une quantité impressionnante. J’ai étrangement le temps de m’étonner qu’il ne perde pas connaissance. L’époux qui jusqu’alors n’a pas fait un bruit, n’a pas dit un mot et est resté patiemment assis aux côtés de Nyria, le regard vide, ouvre ses yeux. Je remarque qu’ils sont d’un noir profond. Pas marron foncé, non, noir ! N’était-il pas aveugle ? Il me regarde avec un rictus mauvais, de la haine. Pourquoi ? Excepté les quatre doyens, tous les autres mages de la guilde s’effondrent. Nyria les attaque en traître alors qu’ils protègent notre secret. Ils volent à travers la pièce se fracassant les uns contre les autres, ou bien contre les murs, avant de retomber inertes. Certains sont tombés sur le cercle, le brisant opportunément par endroit. Tout arrive tellement vite, trop vite pour que je réagisse.

  Je décrète enfin : « Ombre, arrête d’attaquer la guilde ! » Elle se lève. Elle arrache sa perfusion et se met à rire avec démence. Puis, elle prend le temps d’effectuer un simulacre de révérence avant de me déclamer avec insolence : « Ô, magnifique reine Claire, je ne les attaque pas ! Cet ordre n’est pas nécessaire. » Nyria lève les yeux, pivote vers son enfant et m’occulte complètement. La doyenne Myriam, toujours assise sur son lit, ne fait rien, comme paralysée. Pourtant, les anneaux sont à portée de main. Je cherche quel ordre prononcer, mais mon esprit refuse de penser. Dois-je lui ordonner de remettre les anneaux ? À quoi me servira-t-elle si elle a des anneaux en permanence ?

  Tandis que je tergiverse, les plaies des paumes de l’époux guérissent. Il se tient debout en face d’elle. Lui aussi, il est tourné vers l’enfant. L’enfant est entouré d’une sphère composée des quatre éléments : le feu, la terre, le vent et l’eau. Les éléments forment une circonvolution autour de l’enfant. Ils s’effleurent et glissent sur lui sans jamais le blesser, sans s’annuler. La sphère des éléments, le sang… toutes les origines des magies sont rassemblées autour de cet enfant. Que prépare-t-elle cette fois ? Que puis-je donc faire ? Je me somme sans succès : « Réfléchis ! Réfléchis ! ». D’une seule voix, Nyria et son époux chantent :
— Nous te nommons…, fils de… et de Nyria Montenaibre de Basugur.
— Par ma vie, je te libère de moi pour que tu sois, ajoute Nyria.
— Par ma vie, je me cède à toi pour que tu sois, complète son mari dans le même temps. D’autres mots sont encore entonnés dans une langue que je ne comprends pas. Or, je parle toutes les langues du continent des Anciens. Qu’ont-ils fait ? L’enfant retombe dans les bras de sa mère, purifié de la sphère et du sang. Elle l’embrasse. On dirait que le tout a pénétré sa peau. Impossible ! Je ne comprends pas ce qui vient de s’accomplir. Je sais pourtant avec certitude que mon enfant est plus important que tout, plus important que moi, mon parfait petit amour. Il ne pleure même pas. Innocent, il se colle juste contre Édith pour capter sa chaleur. Alors, je décide d’adopter la même conduite que mon ancêtre Paulin II : je me sacrifie pour son avenir. Avec un mélange de peur et de regret, je prononce l’ordre ultime, l’interdit, celui que dans une autre vie, enfant, j’avais juré à ma meilleure amie de ne jamais formuler : « Ombre, obéis à ton sang ! Disparais de cette terre, de ce monde, de ma vie ! » Ma meilleure amie… Comment en sommes-nous arrivées là ?

  Une masse blanche tournoyante apparaît au-dessus de nous, noyant le plafond de verre, semblant capter tout rai de lumière. La pièce se glace d’un vent de morts. Plusieurs personnes crient, se recroquevillent sur elles-mêmes. Je crois même voir la doyenne Myriam s’ébrouer enfin et l’entendre protester. Lentement, la masse blanche absorbe Nyria… et l’enfant. Je les regarde être aspirés tous les deux, avec horreur. Une sage-femme grimpe sur le lit et, sur la pointe des pieds, tend les mains pour lui arracher l’enfant et le sauver. Je la récompenserai pour son initiative. Le mari se met à mouvoir ses doigts à une vitesse surhumaine tout en chantant. Je devine qu’il attaque la masse afin qu’elle se referme. Il utilise deux dons : impensable ! La masse me paraît diminuer un instant. La seconde sage-femme de Nyria a la brillante idée de passer dans son dos, de grimper sans bruit et de l’assommer avec un lourd plateau. Elle frappe plusieurs fois sur sa tête de tout son poids. Bizarrement, cela suffit pour qu’il s’effondre. Comment n’avons-nous pas vu qu’il était béni lui aussi ? Il vit au château depuis des mois. Pas une seule fois, il n’a montré de signes. Les doyens ont été en sa présence et n’ont pas détecté son don.

  Cela semble durer encore une éternité, mais le soleil perce de nouveau à travers le plafond de verre. Il illumine la scène, indifférent au chaos. L’horloge affiche seulement 10 h 12 : Nyria est enfin annihilée. Je n’ai pas réussi à la regarder partir jusqu’au bout. Elle ne pouvait pas se défendre elle-même contre cet ordre. Elle n’a ni crié ni supplié. Rien. Elle m’a juste fixée d’un amer sourire. En mourant, elle me regardait moi et non pas son enfant. J’ai sacrifié mon seul atout. Les doyens n’ont servi à rien. Ils n’ont pas agi. Je me retourne vers eux avec colère. Je les aurais bien châtiés, pourtant, ce n’est pas le moment. Je ravale mes reproches. Tout n’est peut-être pas perdu.

  « Maintenant ! Commencez la cérémonie ! Vite ! Nous n’avons que trop tardé ! » Chacun à sa manière, les doyens font appel à leur don : le chant, la pensée ou les signes. Les corps des mages évanouis ou morts, je ne saurais le dire, sont expédiés et empilés au fond de la salle contre le mur sud, derrière moi. J’espère qu’ils sont encore vivants, les bénis instruits et à mon service sont une denrée rare. Le corps du mari suit la même trajectoire après que les fers initialement prévus pour Nyria lui sont apposés. Tant mieux, je ne souffrirai plus de le voir. La doyenne Pattie récupère du sang des conteneurs et se met à la tâche. Après quelques minutes de labeur, le cercle est de nouveau formé. Mettant ce temps à profit, les sagesfemmes ont emporté les bébés vers leur station respective. Elles les ont nettoyés sommairement, mesurés et pesés. J’observe leurs actions d’un oeil détaché. Enveloppés dans des couvertures, les nouveau-nés me sont présentés. Une sage-femme tend l’enfant à la doyenne Myriam. Émilie pose délicatement mon prince dans mes bras. Je respire son odeur, je souris. Je prends à peine le temps de l’embrasser, de le détailler. Nous aurons tout notre temps, après. Puis, toutes, elles enjambent prudemment le cercle afin de s’aligner devant la longue commode.

  Je baptise mon fils Clément de Hautugur, prince héritier de Syrius. Nathaniel ouvre de nouveau le grimoire des Montenaibre, l’oeuvre de Tokashi. Les trois autres doyens se rassemblent autour de lui. Ils commencent à converser à voix basse.
— Dépêchez-vous, je les invective.
— Oui, votre bienveillante grandeur. Un instant. Nous ne savons pas ce qu’ils ont fait. C’est la première fois que la cérémonie se déroule sans l’assistance du magicien de sang, répond Nathaniel.
— Ne vous inquiétez pas, votre majesté, ajoute Igor. Le pacte va être conclu. Je m’impatiente. Nous avons décidé que la cérémonie se déroulerait sans Nyria depuis au moins une semaine déjà, depuis que j’ai compris que mon emprise sur elle n’était plus totale et qu’elle ne céderait pas volontairement son fils. N’ont-ils pas mis tout ce temps à profit pour trouver une solution ? Le rouge me monte au visage. Je vois le regard surpris que me lancent les sages-femmes. Oui, Nyria perdue, sa magie n’agit plus. Personne ne pense plus spontanément que je suis parfaite : la douceur incarnée. Les doyens s’attèlent à la tâche. Ils suivent les instructions du grimoire des Montenaibre pour tisser le pacte de l’ombre entre Clément et l’enfant. Leur oeuvre a-t-elle fonctionné malgré l’intervention des parents ? Aurions-nous dû nous rendre dans la salle de renouvellement des voeux pour consolider la puissance ?

  Je tends précautionneusement Clément au doyen Nathaniel afin qu’il vérifie la solidité du pacte. Il coupe Clément sous le talon et l’autre enfant saigne à sa place. Étrange, le test a fonctionné du premier coup. Tant mieux, c’est que la magie opère bien. La plaie sur le pied de l’enfant se referme très vite, avant même que quiconque n’ait pu le guérir. Cela nous surprend autant que la réussite du test. Quand le doyen Nathaniel veut de nouveau entailler Clément, il rencontre une faible résistance et est repoussé. Il s’en étonne. L’enfant est béni, nous le savons tous, mais, m’explique- t-il, aucun béni n’a manifesté aussi tôt son don sans formation ; enfin, aucun béni depuis Tokashi. Il m’explique que le prince est chanceux de posséder un tel protecteur. Je n’en ai cure. Plus la magie de cet enfant est grande et plus mon Clément sera un roi puissant. Si le pacte est conclu et fonctionne tout de suite, c’est pour le mieux. Mais qu’en est-il de moi ? Je pose Clément sur mes genoux. Je lui arrache le couteau et m’entaille la paume de la main. J’ai mal. Je saigne. Des sensations que je ne connaissais plus ; c’est la première fois depuis mon plus jeune âge. Avec le temps, grâce aux renouvellements et à la formation de mage de Nyria, le pacte qui me liait à cette dernière s’est consolidé. Les ratés erratiques de nos premières années ont laissé place à une perfection. Elle n’est plus. Je réalise que je suis vulnérable. Je peux être tuée. Mes nerfs me lâchent. Mes larmes coulent sans retenue.

  Le doyen Nathaniel me soigne tandis que les autres doyens s’affairent magiquement à vider la salle de toute trace de la cérémonie. Ils se sont détournés pour ne pas me voir pleurer tandis que les sages-femmes restent bouche bée devant ma décomposition. Je me promets de les tuer toutes, qu’elles ne puissent pas raconter ce qui s’est tramé aujourd’hui. La doyenne Myriam vérifie les fers du mari qui git par terre et annonce à la cantonade qu’il est sécurisé. Je sèche mes larmes et respire fort pour retrouver mon calme. Je trouverai une solution. En attendant, ces incapables de doyens devront me veiller jour et nuit afin d’assurer ma protection. Je fais signe au doyen Igor de s’approcher et lui murmure mon ordre à l’oreille. Il frappe plusieurs fois dans ses mains et, aussitôt, les sages-femmes deviennent poussière. Myriam proteste encore. Il aurait suffi de leur ôter la mémoire ou alors de les contraindre au silence. Possible, mais un mage puissant aurait pu défaire cela. Je n’ai plus confiance en leurs compétences. Je ne risquerai pas ma vie, mon royaume pour sept femmes sans importance.

  Lorsque tout est remis en place et que la doyenne Pattie a convoyé les corps des mages de la guilde par la porte de service, le doyen Igor ouvre la porte de la salle. Le garde posté devant s’écarte et Armand entre. Il balaye la salle du regard, constate l’absence des sages-femmes, de Nyria, pourtant, il ne s’en enquiert pas de suite. Avec une circonspection, comme si tout était parfaitement normal, il me sourit en regardant notre fils, me félicite, pose un baiser sur mon front. Alors seulement, il fait mention de Nyria et me demande des explications. Refoulant mes sanglots que je sens affluer de nouveau, j’élude la question. Je lui annonce le plus naturellement du monde que j’ai dû me débarrasser de Nyria, et malgré cela, que tout s’est bien passé. Notre fils, Clément, a son magicien de sang. Il me demande des détails sur la cérémonie, mais le doyen Nathaniel le coupe en arguant que j’ai besoin de repos. Le doyen Igor et lui repartent avec le grimoire des Montenaibre sous le bras, encadrant le corps inerte du mari enchaîné. Ils m’informent également que les autres mages ne sont pas morts, juste assommés.

  Rosalie est entrée à la suite d’Armand et du Sans-nom, la pseudo-ombre de mon prince. J’avais presque oublié le Sans-nom tant il est discret. Vais-je dorénavant devoir me résoudre à une pâle imitation comme Armand ? Rosalie a attendu sa maîtresse derrière la porte. Elle demande après Nyria. La doyenne Myriam la prend à part et lui confie l’enfant tout en murmurant quelque chose. Je l’entends sangloter. Je m’énerve et menace de la pendre si elle continue à s’épancher ainsi. Je les congédie. La doyenne Myriam les fait rapidement sortir, l’enfant et elle. Clément émet un petit bruit qui détourne mon attention. Je me saisis du téléphone accroché à la tête de mon lit pour quérir d’autres soignantes et des nourrices pour prendre soin de nous. Elles se présentent rapidement. Clément et moi sommes conduits de l’aile sud à l’aile ouest où sont les appartements royaux. Je suis portée du lit sur un brancard, puis du brancard sur mon propre lit. Armand s’est excusé et ne nous a pas accompagnés. Je n’ai même pas saisi sa justification. Cela m’importe peu. En vérité, je veux du calme.

  Une fois installée confortablement, une nourrice m’assiste pour la première tétée. Clément suce fort tandis que la nourrice mesure sa prise de lait à l’aide d’un lactomètre. Après un délai d’une demi-heure, je la questionne pour savoir combien de temps cela va encore prendre. Ce n’est guère agréable et j’ai faim moi aussi. Je n’ai pas pu prendre mon petit-déjeuner. Elle devient toute rouge, puis balbutie. Devant mon regard noir, elle baisse la tête et m’avoue que je n’ai pas suffisamment de colostrum. Je ne comprends pas. Elle répète en articulant cette fois que ma montée de lait est insuffisante pour rassasier le petit prince. Je la gifle. Que fais-je donc depuis tout ce temps ? Je lui ordonne de prendre Clément et de le faire allaiter. Elle me dévisage, bêtement sonnée, mais finit par s’exécuter. J’enjoins Éloïse à me servir de quoi me restaurer. Cela aurait dû être le plus beau jour de ma vie !

La Face cachée de la lune

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